Anne-Charlotte Sinet-Pasquier

FILM

Film : Les Grands Hommes

Entretien avec Anne-Charlotte SINET-PASQUIER

par Agnès Fanget, AMC2-Productions

 

 

 

 

 

Qu’est-ce qui vous a retenu en entrant dans cette salle de lutte ?

 

Ici, on se touche, à pleines mains. On se pousse, on s’empoigne, on se porte… Dans ce cercle de combat, j’ai ressenti une grande sécurité, une façon de sentir les limites de son corps mais aussi la présence de l’autre.

 

La lutte est le plus vieux sport du monde. Depuis des millénaires, des hommes s’affrontent de cette façon, à mains nues, au centre d’un cercle tracé sur le sol. Notre époque a voulu supprimer cette discipline ancestrale en annonçant en 2013 son éviction des Jeux Olympiques. Quelques mois plus tard, la lutte a été réintégrée.

 

Cette menace sur la lutte est pour moi symptomatique de notre époque. Ce corps à corps originel serait-il devenu anachronique voire inconvenant ?  A l’ère du virtuel que reste t-il à nos corps ?

 

Pourtant, les jeunes du quartier continuent d’affluer vers la salle Diderot pour venir se frotter les uns aux autres, “pour de vrai”. Ici, comme nulle part ailleurs, ils viennent éprouver leur peur, découvrir leur force. Et aussi la tendresse. J’ai été étonnée et émue par cette façon tranquille et douce de se toucher entre hommes. C’est rare, dans notre société. Où s’apprend la tendresse ? J’ai été fascinée par cette façon particulière de se « pétrir », comme une pâte humaine. Qu’est-ce que ça modèle en eux et entre eux ?

 

 

 

Comment vous est venue l’idée de faire ce film ?

 

L' histoire a commencé pour moi un dimanche, à Lezoux, dans le Puy de Dôme. J’accompagnais mon fils à une compétition à laquelle il participait pour la première fois et je ne comprenais pas grand chose de ce « sport de contact » qui le captivait tant.

 

Tout un univers s’est ouvert à moi. J’ai été aspirée par ce qui se jouait au centre du tapis et aimantait tout. Un mélange d’inertie et de vitesse, de brutalité et de grâce. Autour de ce tapis, au milieu des encouragements des entraineurs, les cris du public, se jouait là quelque chose qui avait à voir avec un rite de passage : « sois un homme mon fils ».

 

Et c’est vrai, des hommes de tout âge étaient là autour. Certains pleuraient.

 

J’avais la sensation physique que ceux qui entraient sur cette scène, jeunes ou vieux, devenaient alors plus vivants, comme les héros d’une éternelle tragédie. Mon désir de faire ce film est né de ce moment-là.

 

 

 

Comment les échos du monde parviennent-ils jusqu’à cette salle de lutte ?

 

La salle Diderot rassemble 17 nationalités au total, avec bien sûr des lignes de fracture. Pourtant, curieusement l’actualité résonne de façon feutrée dans ce lieu. Un accord tacite semble unir profondément les lutteurs dans ce silence, préservant le cercle de lutte comme un espace où la rencontre reste possible. Elle passe par les corps.

 

 

 

Comment ce film s’inscrit-il dans votre travail ?

 

Mes documentaires s’entêtent toujours autour des mêmes questions : Qu’est-ce qui nous humanise ? Qu’est-ce qui nous relie les uns aux autres ?

 

Je traîne avec moi cette question de la transmission comme inquiétude.

 

Pour les lutteurs de la salle Diderot, cette question est brûlante. La plupart des jeunes rencontrés dans cette salle grandissent sans la présence de leur père. Ils viennent ici se placer sous le regard de l’entraîneur, qui les s'inscrit dans une filiation.

 

Ensuite, le cercle de lutte s’est imposé à moi comme un nouveau lieu d’exploration, où l’essentiel ne passe pas par les mots.

 

C’est la seconde chose qui m’a touchée. Je viens du documentaire radio, donc de la parole et des voix. Pour la première fois je me suis trouvée face à une matière toute autre, un langage pour moi fascinant et inexploré, le langage des corps. Ce qui se tisse entre ces lutteurs ne passe pas par le discours, mais se balance à pleines mains ou peau contre peau. Dans un monde qui nous écrase de complexité, j’ai eu envie de contempler cette intelligence-là, l’élan vital qui s’attache au mouvement, cette façon-là d’être reliés les uns aux autres.

 

C’est donc avec une certaine jubilation dans le regard que j’ai commencé l’écriture de ce premier film, il y a un an et demi. Cette forme de présence, qui renvoie à l’enfance, est au cœur de mon travail de documentariste.

 

 

 

Avec quel dispositif avez vous avancé dans la réalisation du film ?

 

Nous nous sommes engagés dans un tournage au long court, sur la durée d’une saison sportive (de septembre à juin). Ce cadre temporel nous a permis de prendre le temps d’apprivoiser la caméra, eux comme "protagonistes" du film et moi comme  cinéaste. J’ai pu me concentrer toute entière à traquer le langage fugace des corps, les changements, les passages de l’enfance à l’adolescence, les questions : quand est-ce qu’on devient un adulte ? Comment se tisse une filiation entre ces lutteurs ?

 

Au fil du temps, la parole est progressivement revenue dans la construction du film. Tandis que les “protagonistes” de cette histoire prenaient corps, je me suis intéressée à ce qu’ils disaient, leurs voix, leurs respirations, leurs silences, avec la joie de retrouver les chemins familiers du documentaire radio. Je me suis demandée comment ajuster ces deux matériaux si forts : langage des corps et voix ? C’est cette question majeure qui a guidé le montage du film.